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L’esprit d’Azilis s’enfuyait vers les terres du passé, vers ce territoire de l’enfance où son père était un géant invincible et sa mère la plus belle des femmes, où les jours duraient plus longtemps, où le soleil brillait davantage, où les jeux ne s’achevaient jamais, où rien n’était grave. Un souvenir appelait un autre instant heureux qui évoquait à son tour des images plus proches ou plus lointaines qui se chevauchaient sans respecter l’ordre du temps. Lui parvenaient les lamentations des femmes qui veillaient, et l’odeur des herbes qu’on brûlait dans la chambre du mort.
Azilis se tenait avec Marcus et Sabina dans la bibliothèque. Marcus parlait, parlait, il avait déjà pensé à tout, déjà tout organisé, c’était admirable. Elle n’entendait presque rien.
— J’envoie des messagers prévenir nos amis à Condate. Je fais venir l’évêque. À défaut, le père Titus…
— Il faut prévenir Ninian.
Marcus jeta à sa sœur un regard agacé. Il détestait qu’on l’interrompe.
— Azilis, notre frère s’est retiré du monde.
— Il reçoit quand même les lettres.
— Eh bien, fais-lui porter un message.
— Et père voulait être enterré de nuit, comme un vrai Romain.
— Je le sais aussi bien que toi. Tu n’as pas à me dicter ce que je dois faire. Je suis le maître de cette villa. Nous accompagnerons son corps au mausolée à la nuit tombée.
— Au mausolée ! s’écria-t-elle en se levant de son siège. Mais il voulait être enterré auprès de maman, dans le verger !
— Il n’a rien écrit de tel dans son testament.
— Il l’a juré à maman sur son lit de mort ! J’étais là, Ninian et Caius aussi !
Après un silence pesant, Marcus reprit, glacial :
— Moi, je n’y étais pas. Pourquoi ne reposerait-il pas auprès de sa première épouse, ma mère ? Il n’est pas question que papa soit enterré au fond d’un jardin comme un chien !
Azilis demeura sans voix. Jamais Marcus n’était allé aussi loin. Elle réussit à balbutier :
— Si Caius était là, jamais tu n’oserais…
Il lui coupa la parole :
— Maintenant va veiller notre père, à moins que tu aies besoin de repos et veuilles t’allonger dans ta chambre.
Elle quitta la pièce. Il n’avait pas attendu longtemps avant de révéler son vrai visage. Dans le couloir, Ormé la rejoignit en agitant la queue et fourra son museau dans la paume de sa main, lui mordillant les doigts. Elle s’agenouilla, entoura son cou de ses bras, embrassa ses oreilles soyeuses. Une main se posa sur son épaule, elle leva la tête et découvrit Aneurin.
— Azilis, je voulais te dire à quel point je suis peiné. J’aimais et j’admirais Appius. Quand je suis arrivé de Bretagne, il m’a recueilli et aidé comme peu l’auraient fait. C’était un homme d’honneur et un grand lettré.
— Je sais qu’il t’aimait beaucoup lui aussi.
— Comme tu es pâle ! Veux-tu venir avec moi dans le jardin ?
Ils sortirent avec Ormé. La lumière aveugla Azilis. Elle avait oublié la chaleur. Ils déambulèrent en silence entre les massifs. Elle leva le nez : pas un nuage et les hirondelles sillonnaient le ciel. Aneurin suivit son regard et murmura :
— Il ne pleuvra pas aujourd’hui.
— La chaleur ne tombera pas. Marcus a raison, il faut enterrer papa demain sinon…
Elle s’interrompit, puis reprit d’une voix tremblante :
— Aneurin, c’est horrible. Marcus veut inhumer notre père dans le mausolée familial. Et lui avait juré à maman d’être enterré auprès d’elle. Mon frère trahit sa volonté ! Ils ne reposeront jamais en paix !
Aneurin l’enlaça et elle appuya sa tête contre sa poitrine. « Je devrais pleurer », pensa-t-elle. Mais elle se sentait sèche comme une écorce brûlée.
— Ils sont déjà côte à côte, ne t’inquiète pas, chuchota Aneurin à son oreille. Leurs âmes se sont rejointes, qu’importent les dépouilles ? Je ne crois pas à l’importance de l’endroit où notre corps se dissout. Et si Appius avait péri en mer ? Songes-y. La mesquinerie de ton frère ne doit pas t’atteindre. Ce serait lui accorder trop d’importance.
Il lui caressait les cheveux, doucement, comme nul ne l’avait fait depuis son enfance. Un océan de douceur la submergeait, qui lui interdisait gestes et paroles. Elle resta ainsi longtemps, jusqu’à ce qu’Ormé, impatient, la poussât du museau avec de petits jappements. Alors seulement elle s’écarta et ce fut un arrachement.
— Aneurin, merci…
Il posa deux doigts sur ses lèvres.
— Ce n’est pas la peine.
* * *
Tout le temps qu’elle veilla le corps de son père, c’est-à-dire une grande partie de la nuit, il resta près d’elle. La chambre était envahie par la fumée des herbes purificatrices, par celle des cierges, par l’encens que Titus, le prêtre qui célébrait chaque dimanche la messe à la villa, fit brûler quand il vint bénir le mort. Cette fumée estompait les visages, le contour des objets, faisait reculer la réalité du monde. Tout au long de ces heures terribles, Aneurin devint pour Azilis le centre autour duquel s’organisait sa vie. Sans lui il ne serait resté que le vide, un vide absolu et vertigineux dans lequel elle aurait sombré à l’infini.